Samedi 2 décembre 2017,

à la Maison Louis Guilloux de Saint-Brieuc,

Christian Prigent parle de son dernier livre :

"Chino aime le sport"

paru chez POL en 2017.

Il s'entretient avec Michel Guyomard

et est accompagné, pour la lecture, de Vanda Benes

Ci-dessous : des extraits vidéo de cette rencontre ainsi qu'un texte de Christian Prigent :

"La poésie, c'est du sport"

 

 

La poésie, c'est du sport

par Christian Prigent


Evoquer à la Maison Louis-Guilloux la figure du coureur Tom Simpson, tué en course par un mélange d'amphétamines et de cognac, a ramené la question du dopage dans le cyclisme : c'est à la suite de la tragédie du Ventoux que la question devint incontournable et qu'on se mit à pratiquer des contrôles anti-dopage systématiques.
Je me rappelle à quel point m'accabla l'affaire «Festina», lors du Tour de France 1998. D'abord les révélations elles-mêmes, l'intervention policière, les coureurs exclus de la course. Cette course populaire et prestigieuse du coup dévaluée, disqualifiée. Une sorte d'effondrement, comme si on m'avait (comme à beaucoup) cassé mon jouet, abimé ma légende.
Mais ensuite, et davantage : l'afflux, à cette occasion, des hypocrisies, des cynismes, les nez de Pinocchio, les vertus effarouchées. Un mélange de naïveté (à faire mine de découvrir le secret de Polichinelle) et d'arrogance (à faire donner flics, médecins, moralistes de tout poil). Rien qui  essaie de situer la question dans une circonférence un peu plus vaste que celle des nombrils judiciaires, moralisateurs et hygiénistes. J'en avais fait état, à l'époque, furieux à la mesure de ma blessure, dans un texte paru dans Libération. 

 Je reviens à ceci : celui qui écrit de la poésie pour rafraîchir sa vision du monde (et si possible rafraîchir celle des quelques uns qui le liront) entretient avec le code dans lequel il se déplace (la langue) un rapport à la fois de déférence amoureuse et de transgression rebelle : il essaie de faire sortir de la langue quelque chose que la langue jamais n'a dit. Le code, dans cette opération, est une place agonique, un ring. L'action écrite, si elle ne décolle pas vers cette sorte de folie que serait une sortie radicale hors du code, consiste à faire surgir le code en tant que transformé par la vision singulière de celui qui mène le combat. Raison pour laquelle la poésie a une importance, un rôle civique : elle ouvre le monde. Plus on ajoute au monde (à l'espace entre nous) des possibilités de se le représenter, plus le monde est ouvert, riche, jouissif, non assujetti, moins aliéné aux représentations idéologisées, soustrait à la domination symbolique et donc à la domination réelle.

C'est d'un dépassement, par l'intérieur, des données du code qu'en poésie il est question. Or, le dépassement est aussi l'affaire de la performance sportive : dépassement des autres, de soi-même, des records, des capacités du corps. Mais le sport ne peut pas dépasser son code parce que ce code est l'ensemble des règles d'un jeu drastiquement normé (c'est un game, non un play, pour reprendre la distinction que fait la langue anglaise pour désigner ce que dans les deux cas nous appelons jeu). Quand il excède le code, le sportif est fautif, voire criminel : il triche. Le dopage est la forme la plus patente de cet excès criminalisable (c'est une faute morale et une contravention à l'hygiène, voire une atteinte à l'image humaine — en tout cas une perturbation coupable de la norme socialement acceptable). 

Il y a beaucoup d'ambiguités dans les condamnations qui se prononcent alors. Beaucoup d'hypocrisie surtout : la pression de l'argent, la surenchère publicitaire ne sont pas pour rien, c'est le moins qu'on puisse dire, dans ce qui pousse les champions vers les formes chimiques ou mécaniques du dopage. Et puis : le sport «de haut niveau» (comme on dit) n'est pas la culture physique, l'effort d'amélioration hygiénique de l'humain ; il a plutôt à voir avec une passion inhumaine, une vision (certes fortement désacralisée, voire carrément profanée) du surhumain, en tout cas d'une sortie spectaculaire de l'humain moyen. C'est même en cela, seulement en cela, qu'il peut faire légende et mobiliser des passions fascinées. Le corps des champions est toujours une sorte d'incarnation de cette passion, et donc de ses monstruosités aussi bien que de sa gloire. Ça a plus à voir avec la sainteté (débauchée, asociale et sublime) qu'avec la gymnastique corrective ou l'élimination dominicale du cholestérol par des séances de jogging dans les bois.

Nous voici dans un temps où l'indiscutable souci anti-tabac s'emploie à chasser la cigarette de ces œuvres d'art que sont quelques films. Il y a peu, on censura sur des photos célèbres la clope de Malraux, de Sartre (à quand un repeint énergiquement hygiénique sur le tableau de Manet ou Mallarmé disparaît dans des brumes tabagiques ?). Mais on n'en est pas encore à refuser de lire Baudelaire (écrivant sous haschisch), Villon (saoul de vin), Balzac (dopé au café), Cocteau (opium), Michaux (éther et mescaline), etc. L'histoire de la littérature est pleine de figures admirables et admirées dont on sait bien (le sait-on, en fait ? — le fait-on savoir pour tenter d'en penser les causes et les effets et non pour les réduire à des questions morales ou médicales ?) qu'elles étaient au regard de la loi dans des postures criminalisables et que ces postures s'incluent, sans échappatoire possible, dans ce qui au fil des œuvres se cherche et se trouve.
Or, que fait d'autre que tous ceux-là (Baudelaire, etc.) un sportif qui se dope ? Il y a dans le refus ou l'incapacité à le constater et à le penser une hypocrisie puritaine pénible. Mais plus encore : c'est d'une représentation diminuée de l'effort spécifiquement humain qu'il est question dans ce mixte d'hypocrisie, de cynisme, d'ignorance, de vues courtes. Une méconnaissance intéressée de cet effort (héroïque, ascétique, mortificateur, éventuellement sublime, saint, excessif en tout point à la norme moyenne d'époque) qui fait paradoxalement qu'il n'y a de l'homme que pour autant que l'homme sans cesse cherche à l'être (homme) en dépassant ce que, d'époque en époque, l'homme est supposé être et pouvoir. Et on sait bien que cet effort de dépassement ne peut être accepté par la domination économique, sociale et politique, qui n'a besoin que d'hommes conformes, en forme, soumis, consommateurs, de part en part identifiés à des besoins définis par ce qu'à à lui vendre la puissance dominatrice.


6 décembre 2017
 

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